Tolstoï pensait que les gouvernants d’un pays, a fortiori s’agissant de gouvernements autocratiques, entretenaient leur armée non pas pour se protéger des ennemis de l’extérieur, ou pour protéger leurs frontières, mais bien pour se garder de leur propre peuple, potentiellement coupable et susceptible à leur yeux de déstabiliser leur pouvoir.
Comparaison n’est pas raison mais
on pourrait appliquer cette réflexion à la Russie de Poutine, à la Corée du
Nord de Kim-Jong Un ou bien à l’Etat d’Israël de Netanyahu. Le but de chacun de
ces chefs d’Etat est prioritairement de rester au pouvoir, le reste vient après,
comme être au service de leur peuple, tant il est vrai que cette dernière
exigence est à géométrie variable, à la merci d’une analyse politique
autocentrée sur l’exercice d’un pouvoir sans partage.
Montrer ses forces à l’extérieur
est une façon de les montrer aussi, et surtout, à l’intérieur. Et faire donner
la guerre, la donner comme unique horizon au travers d’une course à l’armement inéluctablement
mortifère, est une bonne manière de se détourner des problèmes domestiques. Ce
n’est peut-être pas vieux comme le monde mais au moins aussi ancien que les
nations qui le composent.
Le cas d’Israël reste cependant
le plus singulier en cela qu’il se fait passer, du moins dans l’esprit
occidental, pour « démocratique ».
L’Etat d’Israël figure, aux yeux des principaux media adepte de la pensée
binaire, dans le camp des « bons » plutôt que celui des
« méchants ». Ce n’est donc pas un Etat que l’on a coutume de qualifier
de terroriste. On peut dire malgré tout, qu’en matière de terreur ou de mort,
il excelle si l’on en croit les bilans des offensives terrestres et aériennes
de l’armée israélienne dans la bande de Gaza.
La violence n’est pas d’un seul
camp, loin s’en faut, elle est même disproportionnée :
sans vouloir verser dans les juxtapositions funestes, le rapport aura été d’un
mort israélien pour plus de 20 palestiniens.
Les événements du 7 octobre, parce
qu’ils furent abominables, auront donc donné le signal d’autres exactions, tout
aussi impardonnables, sous le couvert de l’autorisation donnée à Israël de
« se défendre » ; ce qui dans les faits signifiait la permission
de frapper, à l’aveugle et à profusion, les populations palestiniennes.
Vous avez dit «démocratique » ?
Ce type de démocratie est en tout
cas est bien malade. Démocratique, vraiment, un Etat qui réprime les manifestations demandant des négociations
pour la libération des otages, et ainsi les vouer fatalement à l’échec ? Netanyahu
sur ce plan reste intransigeant, ne rien vouloir négocier alimente la spirale terroriste,
celle qui est susceptible de le servir. La guerre contre le Hamas pour être
légitime ne l’est pas lorsqu’il s’agit de contenir ou de nier les aspirations
ou l’existence même des populations civiles quelles qu’elles soient.
Pourtant, et c’est sur quoi
compte le leader israélien, cette guerre est dans le même temps, de nature à
calmer les ardeurs de ses opposants. Le premier ministre Netanyahu, chef de
l’extrême- droite, est accusé de corruption. Tant que la guerre fait rage la
mise en cause de l’actuel premier ministre est en quelque sorte refroidie même
si, malgré le cours de la guerre, son procès a pu reprendre formellement en
novembre dernier mais au travers, guerre oblige, d’une réduction de l’activité
judiciaire.
Plus grave encore, car il s’agirait
là de la mise à mort de l’Etat de droit, le premier ministre israélien persiste
dans sa volonté de mettre un terme à la séparation des pouvoirs. Cette réforme
impopulaire, mais appuyée par l’extrême droite et par les religieux suprématistes,
doit permettre l’introduction d’une clause dérogatoire permettant au Parlement
d’annuler à la majorité simple les
décisions de la Cour Suprême. Cela constitue une remise en cause sans précédent
d’un principe fondateur, s’il en est, de nos démocraties.
La guerre comme entrave naturelle à la démocratie
Le 7 octobre constitue-t-il vraiment
le début de cette « guerre » ? N’est-elle pas qu’une étape, décisive
certes mais parmi d’autres crimes de guerre insupportables instrumentalisés pour
relancer vengeance et folies meurtrières. Les massacres du 7 octobre ne peuvent
être considérés seulement en eux-mêmes mais comme la conséquence d’une guerre
chronique dont les violences extrêmes réduisent d’année en année les espoirs de
paix. Le 7 octobre vient après des centaines d’assassinats perpétrés à
l’intérieur même de la bande de Gaza, y compris commis par les services secrets
israéliens ou l’armée. En Cisjordanie les colons israéliens se livrent eux
aussi à des crimes contre les Palestiniens dont on veut s’accaparer les terres.
Les colons bénéficient du soutien
des partis d’extrême droite qui sont aujourd’hui
au pouvoir en Israël. En Israël même on s’étonne que le Hamas ait pu
militairement prendre le dessus le 7 octobre. Ainsi l’opposition à Netanyahu
avance-t-elle que cette attaque a été facilitée par le transfert de troupes israéliennes
en Cisjordanie, dégarnissant ainsi la frontière avec Gaza. Tout cela pour épauler
les colons dans leur œuvre d’appropriation de terres et permettre la
construction de milliers de nouveaux logements actant d’une colonisation que
condamne pourtant le droit international.
Pour certains opposants toute la
stratégie du Likoud et de l’alliance avec les suprématistes ou les
ultranationalistes religieux auront été de favoriser l’existence du Hamas au
détriment de l’Autorité Palestinienne. Cela afin de justifier une guerre
permettant la persistance d’une théocratie extrémiste. En tout état de cause
les services de renseignements israéliens se seront bien montrés incapables de
prévenir une attaque qui aura, par multiplication de violences, instauré dans
les esprits le caractère inéluctable d’une guerre séculaire et sans merci.
Reste à savoir maintenant comment
réagira la démocratie israélienne ? Sera-t-elle capable de relever le défi
d’une guerre qui par nature l’empêche de prospérer ? Le discours guerrier
et la guerre elle-même profitent à l’actuel pouvoir israélien qui s’est adjoint
le soutien des ultranationalistes tels que Besalel
Smotrich, tenant d’un intégrisme religieux qui n’a rien à envier à celui du
Hamas ; pouvoir encore soutenu par une extrême droite radicale personnalisée
notamment par Itamar Ben Gvir
poursuivi à ses heures lui aussi par la justice.
La seule solution du conflit
réside dans une réappropriation du pouvoir par le peuple. Facile à dire certes,
mais réappropriation rendue de plus en plus nécessaire pour échapper aux
ultimes catastrophes dont nous-mêmes ne sortirions indemnes. Il faudrait pour
cela respecter et imposer le droit international, rendre la démocratie à ceux
qui la respectent. Refuser aux autocrates, quel que soit le camp auquel ils
appartiennent, la possibilité de sévir à l’intérieur de leur pays, rendre le
pouvoir aux parlements, et en définitive refuser la guerre comme unique
solution aux conflits devenus ancestraux.
JMarc Gardère
article paru dans le numéro 312, février 2014 de Démocratie et Socialisme